Un héritage méconnu de l’occupation allemande. « Cognacq-Jay et notre télévision en 441 lignes » Partie-1
28 janv. 2021
Un héritage méconnu de l’occupation allemande.
« Cognacq-Jay et notre télévision en 441 lignes »
Texte rédigé par Daniel Bottin, s’inspirant entre autres des ouvrages « COGNACQ-JAY1940. La télévision française sous l’occupation »1 et « René Barthélemy »2, ainsi que du Film produit en1995 par la vidéothèque de Paris « Avoue Cognacq-Jay ».
En 1937, la France organise l’exposition internationale des arts et techniques à Paris. Les visiteurs se pressent autour du stand de la radiodiffusion des PTT qui présente un studio de télévision équipé d’une caméra munie d’un œil électronique appelé « iconoscope ». Cette caméra fonctionne avec une définition de 455 lignes et un format d’image de 5/4. Elle remporte un très grand succès et fait mieux connaître la télévision au grand public. C’est une grande première, car depuis1935, année de démarrage de la télévision mécanique en France mise au point par René Barthélemy, la prise de vue avec la caméra et la restitution des images par un récepteur sont réalisées à partir d’un disque métallique tournant, possédant des petits trous répartis suivant une spirale, appelé disque de Nipkow.À l’issue de cette exposition, le service de radiodiffusion des PTT utilise les deux systèmes. Il diffuse alternativement des émissions en télévision mécanique 180 lignes et en électronique 455 lignes, sur une très courte période, jusqu’en avril 1938. A partir de cette date, il fait le choix d’abandonner la caméra de télévision mécanique aux moteurs bruyants et de surcroit grande consommatrice d’électricité à cause de l’éclairage nécessaire pour obtenir de bonnes images.
Les téléviseurs sont désormais équipés d'un tube cathodique et avec cette nouvelle caméra, la télévision devient entièrement électronique.
Studio de télévision sur le stand de la radio diffusion française à l’exposition internationale des arts et techniques de Paris en 1937.
Un émetteur de 30KW sur 46 MHz installé par la société LMT au pilier sud de la tourEiffel permet de diffuser le signal vidéo. Il alimente, via un câble coaxial appelé « feeder », l’antenne placée au sommet. L'ancien émetteur 180 lignes de la SFR-CSF est réutilisé pour diffuser le son sur 42 MHz. L’antenne diffuse les programmes de télévision sur un rayon moyen de 100 km autour de Paris.L’émetteur de télévision de la tour Eiffel est alors le plus performant et le plus puissant du monde, tout en émettant vers un minuscule parc constitué de quelques centaines de récepteurs.
Visite de la Compagnie des Compteurs à Montrouge en 1943, des autorités d’occupation, à la recherche de matériel pour équiper le futur centre de télévision de Paris. (à gauche avec ses cannes René Barthélemy. La 3eme personne à partir de la droite est le capitaine Bofinger, directeur de Radio-Paris)
Ce modèle de téléviseur est exposé au musée de l’ACHDR.
La sensibilité améliorée des caméras à iconoscope offre des conditions de tournage acceptables, avec un éclairage moins colossal et surtout des prises de vues en plan plus large. Le 455 lignes devient le standard officiel en France.
Un début de développement trop vite arrêté.
Les programmes commencent à se développer et on envisage sérieusement l'installation de stations de télévision dans les grandes villes de province : Lyon, Marseille et Bordeaux sont planifiées. Des essais en 455 lignes ont lieu à Lille au printemps 1939. Mais la guerre met un terme à tous ces projets. En septembre 1939, suite à la déclaration de la guerre, les émetteurs de Londres, Paris et Berlin cessent leurs émissions. Peu de temps avant l’arrivée des troupes allemandes à Paris, le 12 juin 1940, les techniciens français sabotent les installations de télévision de la tour Eiffel qui deviennent alors absolument inutilisables.
Répétition d’une émission de variété en 1943.
Les soldats allemands blessés viennent au secours de la tour Eiffel.
En 1942, un ordre venant de Berlin demande à l’armée allemande d’occupation de démanteler la tour Eiffel pour en récupérer le métal. Un jeune militaire allemand, Kurt Hinzmann3 s’oppose farouchement à la mise en application de cet ordre. Cet ancien directeur adjoint de la télévision de Berlin vient d’être mobilisé mais ne partage pas les visées guerrières du haut commandement allemand. Il est affecté au service de la propagande à Paris. Il retrouve alors, parmi les officiers de l’état-major parisien, son ami le capitaine Alfred Bofinger ancien directeur de la radio de Stuttgart qui dirige maintenant la station de Radio-Paris. Ensemble, ils font valoir auprès des autorités allemandes que de très nombreux soldats de leur pays, blessés sur le front Russe, ont été acheminés en France pour être soignés dans les hôpitaux parisiens4 et qu’un programme régulier de Télévision spécialement conçu pour eux, pour les distraire pourrait favoriser leur rétablissement. Il avance également la possibilité d’utiliser ce point haut qu’est la tour Eiffel, pour brouiller les communications de l’aviation ennemie5. Il obtient non seulement l’accord de Berlin sur ce projet de télévision, mais aussi l’acheminement de tout le matériel nécessaire prélevé sur les installations de télévision de Berlin qui ont été mises en sommeil.En complément, Kurt Hinzman emprunte 300 téléviseurs à la poste allemande pour équiper les chambres des soldats blessés ainsi que « Le Majestic », un hôtel de luxe parisien fréquenté par les officiers d’état-major allemands.
La tour Eiffel est ainsi sauvée de la destruction !
Décidément très habile, Kurt Hinzmann se fait nommer directeur de la télévision franco-allemande de Paris avec le grade de sous-lieutenant.
Télécinéma de la Fernsehsender Paris.
La naissance d’un véritable centre de télévision à Paris.
Les installations de télévision sabotées sont réquisitionnées par l’occupant allemand. Le matériel hors d’usage est remplacé par celui venant de Berlin au standard allemand de 441 lignes avec un format d’image de 4/3. Kurt Hinzmann est en admiration devant l’émetteur qu’est la tour Eiffel. Par contre le minuscule studio de la rue de Grenelle ne lui plaît pas. Il le transfère dans les locaux de l’ancienne ambassade de Tchécoslovaquie située au pied de la tour Eiffel. Le bâtiment s’avère lui aussi trop petit. Il sillonne alors les rues de Paris aux alentours de la tour Eiffel pour trouver un bâtiment permettant d’abriter un studio de télévision digne de ce nom. Pour résoudre les problèmes de liaisons, le studio doit être très proche de l’émetteur.Les câbles coaxiaux nécessaires à l’exploitation de la télévision, ne permettent pas d’obtenir de bonnes performances de transmission au-delà de quelques centaines de mètres.
Tournage en 1943 avec deux caméras Téléfunken
Un choix judicieux.
Son choix s’arrête sur une pension de famille rue Cognacq-Jay, sur un ancien dancing rue de l’Université « le Magic City », ainsi que sur un garage reliant ces 2 bâtiments. Kurt Hinzmann les fait réquisitionner par le gouvernement de Vichy et fait entreprendre d’importants travaux. Il les fait communiquer. Il y fait aménager un studio, des loges, des salles de maquillage, des bureaux, des salles techniques et même un restaurant avec bar boudoir au 8eme étage. Deux câbles coaxiaux sont tirés entre la tour Eiffel et ces locaux pour alimenter l’émetteur en signaux de télévision. Pendant l’occupation, ce centre de télévision s’appelle « Fernehsender Paris ». Après la guerre, il devient le centre « Alfred Lelluch » (ingénieur en chef à la radiodiffusion fusillé par les allemands) et sera plus tard beaucoup plus connu par les français sous le nom de « Cognacq-Jay ». Ils sont peu nombreux ceux qui savent aujourd’hui que l’origine du futur centre de « Cognacq-Jay » est due à un sous-lieutenant allemand.
L’inauguration du studio.
Les premières émissions ont lieu en mai 1943 grâce au télécinéma qui diffuse des films en attendant que le studio soit terminé. L’exploitation régulière commence le 7 mai 1943. Le 30 septembre de la même année, c'est l'inauguration officielle du studio. Les émissions « en direct » peuvent commencer. L'équipe, toutes spécialités confondues, totalise 120 personnes, sans compter les intermittents. Vingt nationalités différentes s'y côtoient. Il y a des juifs, des anarchistes, des évadés, des résistants. Kurt Hinzmann, plus ou moins informé préfère fermer les yeux. Ce qui prime pour lui c’est de faire de la télévision.
Pour leur permettre d’échapper au STO (Service du Travail Obligatoire instauré par le gouvernement de Vichy à la demande des allemands, qui imposait à tous les français valides sans emploi de partir travailler en Allemagne), Kurt Hinzmann embauche quelques comédiens et techniciens6 dont les noms ne nous sont pas inconnus : Jacques Dufilho7 comme comédien, Roger Pradines et Mouloudji8 comme tireur de câbles Côté professionnel, Kurt Hinzmann applique à la chaîne les mêmes principes que ceux qui existaient à Berlin en 1939 (on peut citer entre autres : l’utilisation de plusieurs caméras prenant des plans différents et la manière de réaliser les décors suivant le thème des émissions). La télévision allemande est techniquement très en avance par rapport à celles du monde entier. Déjà en 1936, un vaste réseau câblé de télévision reliant Berlin à toutes les grandes villes d’Allemagne comme Hambourg, Francfort, Bayreuth et Leipzig permit à 150 000 personnes de voir en direct les jeux olympiques de Berlin. Ce réseau continuera de fonctionner après le bombardement de l’émetteur de Berlin en 1943. Pendant presque un an Fernsehsender Paris fonctionne de 12 h à minuit en diffusant chaque jour 2 à 4 heures d’émission en français et en allemand, la mission principale et justification officielle de la télévision étant la distraction des blessés militaires allemands.
Le centre de Fernsehsender Paris,côté rue Cognacq-Jay.
Le reste du temps, en dehors des heures de diffusion de programmes, la chaîne a l’obligation de relayer la radio de Berlin en accompagnement sonore de sa mire. Variétés, concerts, théâtre, cirque et films constituent la plus importante partie des programmes, danses, concerts et les chansons n’ont pas besoin d’être traduits. Lorsque c’est nécessaire, certaines émissions font l'objet de diffusions séparées en français et en allemand, notamment pour le théâtre et les actualités cinématographiques de propagande allemande ainsi que « France-Actualités » de Vichy.Kurt Hinzmann n’hésite pas à laisser jouer du jazz à l’antenne, pourtant prohibé par les nazis.
Kurt Hinzmann surveillant le bon déroulement d’une émission.
(c) Daniel Bottin ACHDR 2021